Le caribou de la Gaspésie à la croisée des chemins

Pour freiner le déclin des caribous, le parc national de la Gaspésie reboise d’anciens chemins forestiers aménagés sur son territoire. Son but? Restaurer leur habitat et barrer la route à leurs prédateurs.

Aline Rohrbacher | © Sépaq

Des mesures considérables pour redresser la situation sont essentielles pour maintenir la seule harde de caribous sur la rive sud du Saint-Laurent. Réfugiée sur les sommets des Chic-Chocs, dont une portion est comprise dans le parc national de la Gaspésie, cette harde se révèle confrontée à un territoire, à l’extérieur de l’aire protégée, qui lui est devenu hostile au fil du temps.

« L’aménagement forestier, de plus en plus en altitude et accolé aux limites de l’habitat légal du caribou, a fait en sorte qu’on a écrémé les forêts matures », explique Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur au Département de biologie, de chimie et de géographie à l’Université du Québec à Rimouski.

« On a un important problème de rajeunissement de la forêt », abonde Claude Isabel, responsable du service de la conservation et de l’éducation au parc national de la Gaspésie. « Le caribou peine à trouver des conditions qui lui sont propices à l’extérieur des limites du parc. »

Et ce qui se produit à l’extérieur des frontières du parc a des conséquences à l’intérieur : l’exploitation forestière, qui favorise des forêts jeunes, a contribué à une augmentation importante des populations d’orignaux dans la région, attirés par un vaste garde-manger. Cette abondance a ensuite stimulé la croissance du nombre de coyotes et d’ours noirs, prédateurs à la fois de l’orignal et du caribou. « C’est un phénomène qu’on appelle la compétition apparente, explique Martin-Hugues Saint-Laurent. Le caribou souffre de la prédation et, même s’il décline, ses prédateurs ne déclinent pas, parce qu’ils sont soutenus par d’autres proies. »

Aline Rohrbacher | © Sépaq
Aline Rohrbacher | © Sépaq

Des données alarmantes

Résultat : il ne reste plus aujourd’hui qu’une poignée de caribous en Gaspésie. Dans les années 1950, on estime qu’environ 750 individus vivaient dans la région. En 2002, on en dénombrait un peu plus de 150. En 2004, ces caribous, qui possèdent un statut de protection particulier, ont été désignés en voie de disparition en vertu de la Loi sur les espèces en péril (LEP). Après une remontée encourageante jusqu’en 2007, pour atteindre 189 individus, la situation a recommencé à se détériorer. Chaque automne, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) réalise un inventaire en survolant les sommets des monts Albert, Logan et McGerrigle, où les caribous se concentrent dans la toundra durant leur période du rut. En 2017, après le dernier inventaire aérien, le résultat n’avait rien de réjouissant : on estimait la population à 75 individus. Et la proportion de faons, sur qui repose la survie de l’espèce, avoisinait 8 % en moyenne durant les dix dernières années, alors qu’elle devrait être minimalement de 17 %. De quoi craindre sérieusement leur extinction.

Risques de rencontres

« Les probabilités de rencontre entre les caribous et ses prédateurs sont élevées », s’inquiète par ailleurs Claude Isabel. Outre leur abondance, ces derniers bénéficient de voies de circulation qui les mènent efficacement vers leurs proies : les chemins forestiers aménagés par le passé, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du parc national de la Gaspésie. En effet, l’année suivant la création du parc en 1937, un arrêté en conseil modifiait la loi et permettait la coupe d’arbres de 50 ans et plus sur son territoire jusqu’en 1977, date de l’entrée en vigueur de la Loi sur les parcs. Un réseau de chemins forestiers et de traverses de cours d’eau a ainsi sillonné, tranché et découpé le milieu forestier. Même si aujourd’hui il demeure peu utilisé par les véhicules, le sol est demeuré compacté, au point où les arbres n’arrivent pas à reprendre leurs droits dans ces corridors déboisés. En plus de fragmenter l’habitat, ce à quoi le caribou est extrêmement sensible, ces chemins facilitent la vie aux coyotes et aux ours noirs. Ils les aident à se déplacer plus vite et plus facilement en dépensant moins d’énergie. Il s’agit de véritables autoroutes pour ces animaux opportunistes dans leur quête de nourriture.

Dans ce contexte, les faons deviennent particulièrement vulnérables. Pour compliquer la vie aux prédateurs et donner un coup de pouce au caribou, le parc national de la Gaspésie, grâce à une contribution importante de la Direction des parcs nationaux au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs et de la Fondation de la faune du Québec, a entrepris de reboiser certains chemins à l’intérieur de son territoire. En 2012, comme aucune expérience du genre n’avait encore été tentée au Québec, une revue de littérature a été effectuée afin de documenter l’ensemble des méthodes envisageables, allant de la simple fermeture d’un chemin à l’aide d’une barrière jusqu’à la démarche plus complexe consistant à décompacter le sol, à rétablir la pente naturelle, à retirer les tuyaux de drainage et à reboiser. Une caractérisation a été effectuée sur plusieurs kilomètres de chemins du réseau afin de déterminer ceux qu’il fallait refermer et la meilleure approche à utiliser.

Aline Rohrbacher | © Sépaq
Aline Rohrbacher | © Sépaq

Un chantier de reboisement

En 2017, une pelle mécanique s’est activée sur une douzaine de kilomètres de chemins forestiers, retournant la terre pour aérer le sol. « La végétation va reprendre là-dedans », assure cette fois-ci Claude Isabel. En 2018, plus de 35 000 épinettes noires ont été plantées sur les lieux de ce chantier, tandis que sept nouveaux kilomètres de chemins ont été fermés pour décompacter le sol de la même façon. 

Du même souffle, des ponts et des ponceaux ont été retirés, tandis que les berges où ils étaient situés ont été réaménagées. Les travaux ont été effectués en respectant les normes d’intervention en milieu forestier, de manière à limiter l’apport de sédiments dans les cours d’eau et à rétablir leur écoulement naturel.

Parmi les défis à relever dans l’ensemble du projet, Claude Isabel signale celui de travailler avec une topographie accidentée. « Ce sont souvent des sols pauvres et minces pour la reprise de la végétation », ajoute-t-il. En plus de protéger le caribou de la Gaspésie, Claude Isabel y voit une occasion de restaurer la forêt et de corriger les altérations du passé pour les générations futures. Confiant, il a déjà réservé une plage horaire dans son agenda pour revenir voir le résultat sur place… le 25 septembre 2040!

Suivi

Claude Isabel assurera néanmoins un suivi avant cette date : il a déployé 75 appareils photographiques, distribués de manière aléatoire dans trois milieux différents, soit la forêt naturelle, les chemins toujours carrossables et les chemins restaurés. Ces appareils prendront des clichés des coyotes et des ours noirs qui passeront sous sa lentille, mais aussi de leurs proies. Une surveillance durant un minimum de dix ans permettra d’observer si la dynamique des populations fauniques évolue différemment selon les sites.

« C’est prometteur, mais on ne peut pas juste s’appuyer là-dessus, car il va falloir réaliser que la Gaspésie en entier est tapissée de chemins forestiers », signale Martin-Hugues Saint-Laurent. Il croit que cette solution engendrera l’effet souhaité si l’on exerce une pression supplémentaire sur les prédateurs partout dans l’aire d’influence, qui déborde largement des limites du parc national. 

« Ce n’est pas ça qui va renverser totalement le déclin, prévient-il. Si on ne diminue pas la proportion de coupes forestières en périphérie du parc, on ne diminuera pas la quantité de prédateurs. » Néanmoins, il juge que la mesure n’est pas anodine. « Nous devons fouiller dans notre boîte à outils pour donner une chance à ces caribous. »

Bulletin de conservation 2019

Cet article fait partie de l'édition 2019 du Bulletin de conservation. La version intégrale de ce bulletin est disponible pour consultation.

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